Puisqu'on est dans les articles, en voici un sur la rivalité (entre autre) entre le Toro et la Juve fait par un juventino mais en tout neutralité.
Turin, la Maratona, la Filadelfia, le rouge et le noir
Alors que l'O.M. est le seul club professionnel de Marseille et de sa proche région, à Turin, comme dans de nombreuses métropoles méditerranéennes et européennes, deux clubs se partagent les faveurs exclusives des supporters : le F.C. Torino (le Toro) et la Juventus de Turin (la Juve). Les tifosi du Toro et de la Juve représentent, grosso modo, deux univers sociaux et culturels distincts.
Le Toro, c'est le local, un vieux prolétariat de souche, une population autochtone qui s'arc-boute sur son identité et sur la gloire passée de sa cité ; son président S. Rossi, industriel self-made man, est lui-même originaire d'un faubourg ouvrier de la ville. La passion "grenat" (la couleur dominante du club) s'enracine fortement dans la célébration du passé ; avant-guerre et dans l'immédiat après-guerre, le Toro était une des équipes-phares du championnat italien ; en 1948, elle remportait pour la sixième fois le scudetto[4], mais un événement tragique devait mettre un terme à cette période de splendeur : le 4 mai 1949, l'avion qui transportait les joueurs s'écrasait près de Turin, sur la colline de Superga ; depuis, chaque année, les supporters du Toro effectuent un pèlerinage sur le site du drame. A cette occasion, tous les clubs de tifosi déposent une couronne près de la stèle et participent à une messe commémorative ; en 1976, le F.C. Torino, après trente ans d'éclipse, termina vainqueur du championnat. Le pèlerinage de Superga fut, cette année-là, una cosa incredibile : dix mille personnes se rendirent à pied à la basilique qui domine la colline et qui fut illuminée en la circonstance.
La Juve représente, elle, un tout autre univers ; à la nostalgie d'un passé glorieux et à l'incertitude du présent que symbolise le Toro, elle oppose la superbe d'une équipe victorieuse (elle a remporté toutes les épreuves du championnat national aux diverses coupes d'Europe), riche (on évaluait son capital en joueurs en 1985 à 90 millions de francs) et dont le rayonnement s'étend, année après année, à travers l'Italie et le monde ; on comptait, en 1985, 1166 Juventus clubs, dont 1134 en Italie et 32 à l'étranger (les chiffres de 1986 font apparaître une augmentation de cent clubs, avec une nette progression dans les pays européens, africains, asiatiques). Sa puissance, la Juve la doit à la solidité de son infrastructure ; le club est une filiale de la Fiat et fut dirigé directement de 1923 à 1935, puis de 1947 à 1962 par la famille Agnelli, présidente de la firme ; depuis l'avvocato a délégué ses pouvoirs mais continue de veiller jalousement sur les destinées de l'équipe ; son rayonnement, le club bianconero (blanc et noir) le doit sans doute à l'ampleur de ses récents succès mais aussi à sa force emblématique modelée à la mesure du phénomène industriel qui le sous-tend et qui s'affranchit des barrières locales et du campanilisme ; les principales forces de soutien de la Juve ne se recrutent pas, en effet, dans la population autochtone ; ce sont essentiellement les ouvriers de la Fiat, immigrés d'Italie du sud (d'après le recensement de 1981, 55 % des migrants installés dans la région du Piémont sont nés dans le Mezzogiorno), la population régionale non turinoise, des étudiants dont l'horizon déborde celui de la cité, des milliers de tifosi répartis à travers l'Italie et le monde pour qui la Juve représente un modèle de réussite. Ainsi, pour camper grossièrement les choses, le Toro (qui évoque le nom et la puissance de la ville) et la Juventus (où s'efface la référence de Turin) s'opposent comme le local à l'universel, le passé au présent et au futur, l'infortune à la fortune... Quando tutti tradiranno, solo noi rimarremo fedeli !!! (« Quand tous trahiront, nous seuls resterons fidèles !!! » ), dit un slogan de la Legione granata (la Légion grenat), un des groupes ultras supporters du Toro.
Deux fois par ans, le derby[5] entre le F.C. Torino et la Juventus de Turin constitue un des sommets du championnat italien ; en cette circonstance, les deux immenses virages du Stadio communale constituent deux territoires nettement symbolisés : la Maratona est le fief des supporters du Toro, la Filadelfia celui de la tifoseria bianconera. Dans chaque virage, les groupes de supporters se répartissent du centre vers les marges en fonction de leur importance respective et selon un protocole convenu ; trois heures avant le début du match, les troupes sont en place, entonnant chants, slogans à la gloire de leur équipe favorite ou disqualifiant l'équipe adverse ; gestes, paroles, hymnes, déploiement des étendards et des voiles, lâchers de ballons... sont minutieusement orchestrés, dans chaque groupe, par un capo-tifo (chef supporter), encore appelé carismatico. Les mouvements d'ensemble à l'échelle d'un même virage sont réglés par un chorégraphe ; celui qui dirige la tifoseria granata – celle du Toro, la plus belle d'Italie, dit-on – est spécialisée – notons-le en passant – dans la restauration des fresques des églises. D'un virage à l'autre fusent les insultes, mi-parodiques, mi-dramatiques, scandées à tue-tête ou inscrites sur des banderoles ; cette joute, parlée et écrite, s'organise selon un crescendo, les offenses devenant au fil du scénario plus blessantes ; quand les supporters de la Juve exhibent une banderole où est inscrit Grande Toro, ti preghiamo : si prendi l'aero, te lo pagiamo noi ("Grand Toro, nous t'en prions : si tu prends l'avion, c'est nous qui te le payons", évocation parodique du drame de Superga), les tifosi du Torino répliquent immédiatement : Animali, con voi Bruxelles è stato troppo onesta ("Animaux, Bruxelles a été trop bonne pour vous", évocation parodique du drame du stade du Heysel)[6]. La mise en œuvre d'un tel spectacle sur les gradins suppose tout à la fois une pointilleuse organisation et d'importants investissements ; les "Black and White supporters" – un des principaux groupes ultras partisans de la Juve – indiquaient avoir dépensé onze millions de lires (55 000 F) pour la chorégraphie de leur magica curva (virage magique) à l'occasion du second derby de la saison 1985-1986.
En matière de culture et de culte attachés au football, la société italienne possède plusieurs longueurs d'avance sur la société française : une connaissance très largement répandue dans la population, masculine s'entend, des systèmes et des tactiques de jeu, quatre quotidiens sportifs à peu près exclusivement consacrés au football (un seul en France) et une floraison de revues spécialisées, une assistance moyenne aux matches du championnat de première division de 36 000 spectateurs (10 000 en France), un mercatifo (marché du supporter) florissant, offrant aux passionnés une profusion d'objets emblématiques (écharpes, stylos, maillots, boutons de manchettes, adhésifs, etc.)[7]. Mais c'est surtout dans les manifestations de soutien aux équipes que les décalages – qualitatifs et quantitatifs – entre les deux traditions sont les plus apparents : l'effervescence émotionnelle, la tension, la théâtralisation des passions, la variété des pratiques magico-religieuses mises en œuvre pour infléchir le destin sont sans commune mesure en Italie et en France. Les excellents films de P. Demont (Les Fous du Stade) et de D. Segre (Ragazzi di Stadio), consacrés aux tifosi de la Juve, fournissent de remarquables exemples de cet engouement et de cette ferveur paroxystiques ; quarante jours avant une partie décisive, tel supporter a noué une écharpe blanche et noire autour du cou d'une statue du Christ, qui figure en bonne place dans sa chambre : "J'aurais pas peur, commente-t-il, de mourir pour la Juventus ; la plus belle mort que je souhaite, c'est lors d'un match de la Juve." D. Segre, pour sa part, nous montre par le menu les préparatifs des Juventini (partisans de la Juventus), sur un terrain vague proche du Stadio communale, à l'approche du derby : confection d'une croix, de masques de diables... qui seront brandis pendant la partie pour défier, disqualifier les ennemis, attirer le mal sur eux et proclamer l'excellence des siens, les protéger contre l'infortune. On ajoutera à ces exemples d'autres faits, observés au fil des matches, qui témoignent de l'atmosphère d'intense religiosité dans laquelle baignent la préparation et le déroulement d'une grande rencontre de football en Italie : prières, aspersion propitiatoire de sel derrière les buts de l'équipe que l'on soutient, parfois sacrifice d'un coq avant le début de la partie... "L'enfant Jésus", nous disait la "Mamma Juve", une institutrice retraitée qui offre, avant chaque match, un gâteau, amoureusement préparé, aux joueurs de l'équipe, "est sans aucun doute juventino."
Aborder l'analyse des formes, des significations de l'engouement populaire pour les clubs et les matches de football par le survol de tels sommets –émotionnels et symboliques – ouvre et ferme des pistes tout à la fois. Nous voici, en effet, d'emblée projetés dans un univers surchargé de sens, où s'entrechoquent des images de vie et de mort, de guerre, de sacrifice, de rituels religieux. Et il est vrai que l'évocation de figures emblématiques de supporters, de leurs croyances, de leurs paroles, de leurs comportements nous entraîne directement – et sans forcer le trait – dans cette voie. On objectera peut-être qu'il s'agit là de pratiques et de cas marginaux, paradis à l'usage des ethnologues, mais qui ne reflètent pas les attitudes de la majorité des spectateurs. Cet argument-là semble de peu de poids. Marco, les Leoni de la Maratona (groupe ultra supporter du Toro), les Fedelessimi de la Juve offrent des raccourcis exemplaires, au sens ancien du mot, de ce qui est vécu, et parfois pensé, sur un mode mineur et euphémisé, par la foule des spectateurs assemblés dans le stade. Le dénivellement dans l'adhésion, la ferveur, la connaissance ne sont-ils pas le trait commun à toute manifestation rituelle ? Mais à se cantonner sur ces hauteurs, où l'horizon des grands symboles se dessine plus nettement, ne risque-t-on pas de ne percevoir que les fragments les plus éblouissants et de se masquer la totalité de l'édifice qui les soutient ? Au fond, la bonne démarche ne consiste pas tant à analyser, dans leur généralité, des expressions symboliques – du sacré, de la guerre ou du reste – mais de rendre intelligibles, dans leur spécificité, les processus, les médiations qui font de ce terrain-là – le terrain et le stade de football – un lieu privilégié d'affirmation d'un certain nombre de valeurs. Dès lors les questions se précisent et s'entremêlent. Pourquoi le football, plutôt qu'un autre sport, suscite-t-il aujourd'hui ferveur et engouement ? Les propriétés du jeu et du spectacle prédisposent-elles à des investissements symboliques spécifiques et selon quels mécanismes ? S'il s'agit bien là d'un rituel, quels en sont les traits distinctifs, tout autant que les caractères communs qui l'apparenteraient à d'autres formes cérémonielles ?